Au XVIIe siècle, deux jeunes prêtres jésuites (Andrew Garfield et Adam Driver) obtiennent de leur supérieur de retrouver la trace au Japon du Père Ferreira (Liam Neeson), dont on ne sait pas s’il est mort en martyr ou s’il a abjuré sa foi.
Ce n’est pas être prophète que d’annoncer que le nouveau film de Scorsese secouera et scandalisera – à l’instar du roman d’où il est tiré et qu’il suit scrupuleusement. Il suscitera au moins quatre débats chez les catholiques, les deux premiers traversant aussi les non-catholiques.
1) Évangéliser le Japon, n’est-ce pas lui imposer une culture étrangère ?
La réponse du shogun Tokugawa est clairement affirmative. Elle est exposée en détail dans la bouche de l’Inquisiteur et de Ferreira devenu son porte-parole. L’argumentation est notamment double : le christianisme est une religion totalement étrangère à l’empire du Soleil levant ; en creux, les paysans japonais qui furent baptisés demeurent des païens naïfs et incultes.
D’autres, plus compétents que moi, diront la part de reconstruction, présente dans le film et d’abord le roman, de cette époque d’Edo troublée et terriblement violente. Le jésuite portugais Ferreira a été envoyé en Asie, où il fut missionnaire au Japon de 1609 à 1633, devint le supérieur des jésuites, abjura après avoir vu les tortures et avoir lui-même été torturé, demeura au Japon, se renomma Sawano Chuan, épousa une Japonaise, participa à des jugements gouvernementaux de jésuites capturés et écrivit en japonais un livre de réfutation de la religion catholique en 1636 [1], avant de décéder à Nagazaki en 1650. De même, Inoue Masashige (1585-1662) participa activement à la persécution et l’élimination des chrétiens au Japon tout en étant commissaire à la Compagnie néerlandaise des Indes orientales dans la préfecture de Nagasaki. Enfin, Sebastião Rodrigues est inspiré de la figure historique de Giuseppe Chiara.
Quoi qu’il en soit, la réponse à la question doit être clairement négative, au nom de la dernière parole du Christ dans l’évangile selon saint Matthieu – « Allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, et enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit » (Mt 28,19-20) –, de tout le Nouveau Testament et de la Tradition la plus constante de l’Église. En revanche, la réponse affirmative est une tentation de notre temps. Sans entrer dans le détail d’une polémique complexe, disons qu’aujourd’hui, un certain nombre de théologiens de la mission proposent, au nom de l’inculturation et du respect des cultures locales, de faire, par exemple, des mythes d’origine véhiculés par les religions traditionnelles africaines ou des écrits sacrés de l’ancien hindouisme, l’équivalent de notre Ancien Testament.
L’intention est louable. Mais la réalisation est désastreuse. Elle fait le jeu d’une tentation narcissique, voire auto-idolâtrique, présente en toute culture (et chez certaines nations tentés par le nationalisme). En effet, Dieu est non seulement tout autre, mais il est notre créateur, autrement dit celui qui nous a fait don de l’être. Tentés de l’oublier, nous avons besoin que ce don gratuit soit signifié et comme visibilisé dans l’histoire : tel est le sens de l’élection d’Israël et de l’histoire sainte dont le récit est déposé dans l’Ancien Testament. Ne pas le prendre en compte, et adopter sa propre culture comme préparation à la venue du Christ, revient donc à nier l’altérité et le don de Dieu. Cette tentation touche aussi le chrétien d’Occident lorsqu’il lit le Nouveau Testament en faisant l’économie de l’Ancienne Alliance. Bien évidemment, souligner le rôle irremplaçable joué par la Bible, ne vise nullement à relativiser les cultures, mais à les situer, c’est-à-dire à leur redonner leur juste place : ni lui accorder la place première et indétrônable, réservée à l’Écriture sainte, comme sont tentés de le faire trop de théologiens non occidentaux aujourd’hui ; ni, inversement, lui substituer la culture du missionnaire, comme on l’a souvent trop fait dans le passé.
Ce qui est vrai de la mission en général, l’est aussi, bien évidemment, de la mission au Japon, d’autant que ce pays est incité, encore aujourd’hui, par un puissant orgueil national. Le père Ferreira a sombré dans la première tentation ; les pères Sebastião et Francisco, dans la seconde. Pour le détail, je renvoie à l’ouvrage de Martin Pradère, La Miséricorde, bonne nouvelle pour le monde, Paris, L’Emmanuel, 2015. Sur l’Asie, cf. 6e partie.
2) Dieu se tait-il ?
Là encore, je n’entrerai pas dans le détail, ni de la question, ni de la réponse. La thématique du silence de Dieu fait aujourd’hui partie d’une vulgate véhiculée par certains courants théologiques. L’origine plus lointaine est la théologie de la mort de Dieu. Se croisent ici plusieurs influences : certains passages de la métaphysique hégélienne ; la théologie négative (depuis le Pseudo-Denys) ; l’influence d’une notion née de la kabbale de Luriah, le tsimtsoum ou « retrait » divin (« Dieu crée comme les océans le font avec les continents : en se retirant ») ; surtout, l’impact de la shoah qui a conduit les théologiens protestants et catholiques à s’interroger sur ce qu’ils interprètent comme un silence de Dieu pendant que le peuple élu se faisait massacrer.
En donnant très intentionnellement à son livre le titre Silence, plus encore, en en faisant un thème récurrent de la méditation du journal personnel tenu par Sébastien Rodrigues (ce journal occupe la première moitié du roman), Shūsaku Endō signale implicitement que le silence en question est celui de Dieu même. S’y ajoute-t-il une influence spécifiquement venue de la culture japonaise, en particulier l’amentalisme zen ? En tout cas, le film reprend cette thématique et il y a fort à parier que le réalisateur se retrouve aussi en elle.
Dieu se tait-il ? Je ferai seulement deux remarques. D’abord, la théologie négative ne caractérise pas tant la Bible que le paganisme. En effet, la prodigalité des récits mythiques ne doit pas masquer la conviction plus profonde des Grecs et des Latins : Dieu est inaccessible et donc incompréhensible ; de plus, si nous tendons vers lui, lui vouons un culte, voire nous l’aimons, Dieu ne nous aime pas et ne s’intéresse pas directement à nous – il y perdrait sa béatitude. En revanche, la nouveauté radicale de la Révélation vétérotestamentaire et plus encore néotestamentaire est que, justement, elle est une Révélation, une « levée du voile » : Dieu se dit, en ses actions et même, peu à peu, en son être, voire en son intimité trinitaire. Donc, la théologie issue de la Bible est beaucoup plus une théologie positive, affirmative qu’une théologie négative – même si le Juif comme le chrétien n’ignore en rien que Dieu « habite une lumière inaccessible » (1 Tm 6,16. Cf. Ex 33,20). Plus encore, en Jésus, Dieu est Verbe, Parole qui nous le fait connaître (cf. Jn 1,18). Donc, souligner unilatéralement le silence de Dieu est, pour un chrétien, concéder à la vision païenne de l’Absolu, régresser vers le paganisme. Sur tous ces points, je renvoie à l’admirable conférence de Joseph Ratzinger, lors du colloque 2000 ans après quoi ?, tenu à la Sorbonne, 25-27 novembre 2000 (« Vérité du christianisme ? », La Documentation catholique, n° 2217, 2 janvier 2000, p. 29-35. Repris dans Christianisme. Héritages et destins, éd. Cyrille Michon, Paris, Librairie générale française, Le livre de poche. Biblio essais, 2002, p. 303-324).
Ensuite, la notion apparemment évidente de « silence de Dieu » mérite d’être interrogée. Autant le mutisme d’un homme ou de la nature (dans le désert) est patent, autant l’affirmation d’un prétendu silence de Dieu ne l’est pas. En effet, Dieu est infini (cf., par exemple, Ps 145,3). Or, l’infini n’est pas commensurable avec le fini. Mais, comme créature, je n’ai accès qu’à ce qui est limité. Donc, comment Dieu se donnera-t-il à moi ? Il ne peut le faire que par des signes, des médiations. Par conséquent, lorsque j’affirme que Dieu se tait, je ne peux que dire : j’estime que les signes qui m’entourent ne me parlent pas de Dieu ou ne sont pas des paroles de Dieu. Mais quelle certitude puis-je avoir que Dieu se tait ? Autrement dit, nous sommes renvoyés non pas à l’objectivité ici inaccessible du divin Interprété, mais à la subjectivité de l’interprète. Ainsi, ce que Sébastien Rodrigues déchiffre comme silence veut seulement dire que lui, missionnaire jésuite, assailli par le doute, n’y voit pas un signe de Dieu. Mais cela ne veut pas dire que Dieu se soit tu.
Est-ce à dire que nous sommes renvoyés à l’arbitraire du subjectivisme ? À la subjectivité, oui, au subjectivisme, nullement. Car l’accueil des signes dépend de la lumière de la foi que Dieu dispense. Ajoutons aussi l’objectivité du témoignage des martyrs dont atteste une tradition fiable. Enfin, certains signes expriment mieux que d’autres l’intervention divine. Par exemple, nul homme ne peut trouver en soi la force de mener le bon combat jusqu’au bout, si Dieu ne la lui donne pas. Alors, pourquoi le courage admirable du petit peuple japonais, sa persévérance dans la foi jusqu’au martyr, n’ont-il pas parlé de leur divin Auteur au père Rodrigues ?
3) La tentation
Comme son autre film religieux, La dernière tentation du Christ (1988), Martin Scorcese met en scène les tentations, ici celles auxquelles sont soumis les villageois et, plus encore, les différents jésuites. Notamment la diabolique torture du tsurushi ou « pendaison inversée », inventée et employée par les Japonais du xviie siècle pour contraindre les kirishitan (« chrétiens ») à abjurer leur foi.
Là encore, éclairons ce que le film, comme le roman, décrit sans apporter d’éléments explicites de discernement.
D’abord, l’apostasie est un péché et un péché grave. Elle fait partie de l’incrédulité qui « est la négligence de la vérité révélée ou le refus volontaire d’y donner son assentiment » (Catéchisme de l’Église catholique, n. 2089). Elle ne blesse pas seulement Dieu et le croyant, mais aussi l’unité du Corps du Christ. Le Code de Droit canonique en distingue trois espèces : « L’hérésie est la négation obstinée, après la réception du baptême, d’une vérité qui doit être crue de foi divine et catholique, ou le doute obstiné sur cette vérité. L’apostasie est le rejet total de la foi chrétienne. Le schisme est le refus de la soumission au Souverain Pontife ou de communion avec les membres de l’Église qui lui sont soumis » (canon 751).
Cette apostasie est d’autant plus grave qu’elle se présente souvent sous une forme atténuée de vérité ou, plutôt, d’une attitude d’ouverture, de tolérance. De ce point de vue, elle n’est pas seulement un péché, mais une tentation. Inoue Masashige – et, avec moins de virtuosité, l’interprète – est passé maître dans l’art de tordre le vrai. Avec une serpentine suavité, il manie admirablement autant la langue que le contenu, pour progressivement enfumer l’esprit des jésuites. Il ne veut pas seulement vaincre physiquement la foi chrétienne, en l’éradiquant de l’archipel japonais, il veut triompher intérieurement, convaincre l’envoyé lui-même de la supériorité de la culture et de la religion japonaise. De ce point de vue, la japonisation intégrale de Ferreira devenu Sawano Chuan est le plus grand orgueil d’Inoue. De ce point de vue aussi, celui-ci est un personnage proprement démoniaque. Celui qui est connu comme l’un des plus éminents homosexuels du début de l’histoire moderne du Japon et l’amant du shogun Tokugawa Iemitsu, a tous les traits d’une personnalité narcissique et même perverse, dont la jouissance est de vampiriser et détourner l’âme d’autrui – surtout si elle est pure.
Assurément, la tentation, surtout lorsqu’elle atteint un tel machiavélisme, excuse beaucoup plus qu’elle n’accuse. Plus insidieux que la peur des supplices effroyables, le venin des suggestions mensongères. La voix qui susurre et appelle bien le mal, a déjà retenti dans le premier jardin (cf. Gn 3,1-6). D’extérieur, le combat devient intérieur, et d’autant plus redoutable. Toutefois, il ne faut jamais perdre de vue que Dieu ne permet pas que nous soyons « tentés au-delà de nos forces » (1 Co 10,12 ; cf. Mt 6,13). Répétons-le, il ne nous appartient pas de juger le fond des cœurs (qui peut mesurer la contrainte née de la crainte, ou l’illusion née de la confusion ?) ; si la subjectivité de l’autre ne nous est pas accessible, en revanche, il nous revient de nommer l’objectivité et la gravité de la faute d’apostasie.
Il vaut la peine de lire ce que le Catéchisme de l’Église catholique appelle « l’épreuve ultime de l’Église » : « Avant l’avènement du Christ, l’Église doit passer par une épreuve finale qui ébranlera la foi de nombreux croyants (cf. Lc 18,8 ; Mt 24,12). La persécution qui accompagne son pèlerinage sur la terre (cf. Lc 21,12 ; Jn 15,19-20) dévoilera le « mystère d’iniquité » sous la forme d’une imposture religieuse apportant aux hommes une solution apparente à leurs problèmes au prix de l’apostasie de la vérité. L’imposture religieuse suprême est celle de l’Anti-Christ, c’est-à-dire celle d’un pseudo-messianisme où l’homme se glorifie lui-même à la place de Dieu et de son Messie venu dans la chair (cf. 2 Th 2,4-12 ; 1 Th 5,2-3 ; 2 Jn 7 ; 1 Jn 2,18. 22) » (n. 675. C’est moi qui souligne).
De ce point de vue, n’est-il pas hautement signifiant que, au terme de l’ultime emprisonnement qui s’achèvera par l’apostasie du père Sebastião, retentisse dans le lointain comme le chant d’un coq ?
4) Une rédemption de Kichijiro ?
Avec la tentation, nous touchons ici à ce qui est, pour moi, l’apport le plus riche du film et du roman. Tous deux posent la question troublante : quelle rédemption pour les lâches ? Il ne s’agit plus ici du salut des petits (le peuple des paysans méprisés des shoguns) qui sont grands aux yeux de Dieu, car ils sont riches de la foi qu’ils accueillent humblement. Mais il s’agit des plus petits parmi les plus petits que sont au fond les pécheurs. Quel salut peut attendre celui qui ne cesse de trahir, de retomber dans la même faute sordide ? Voire est-il en droit de croire à sa rédemption ? Kichijiro n’est pas seulement lâche, il est un hypocrite qui se donne d’autant plus le droit de piétiner l’image du Christ ou de sa mère qu’il sait pouvoir recevoir le pardon dans la confession. N’est-ce pas une objection souvent entendue : « C’est facile d’être chrétien. Je peux faire le mal que je veux, du moment que je demande pardon après » ?
D’abord, l’objection fait fi de la principale condition pour que le sacrement produise son fruit : la contrition, donc la ferme résolution de ne pas rechuter. Or, même si Kichijiro ne cesse de recourir au pardon du prêtre pour la même abjecte veulerie, personne n’a le droit ni même ne peut savoir ce qui se passe au fond de son âme. Ce pécheur ivrogne est, depuis la première rencontre, un misérable qui appelle la miséricorde.
Surtout, la question ici posée est celle à laquelle tente de répondre le chapitre central de l’évangile selon saint Jean : la trahison de Judas (cf. Jn 13,21-30). Judas, l’anti-disciple bien-aimé, fut la grande souffrance du cœur de Jésus. À la trahison de celui qui a tout reçu, Jésus n’a qu’une réponse : se donner encore plus. Selon un heureux jeu de mots – que permet le grec comme le français – de l’exégète belge Yves Simoens : « Jésus se livre à celui qui le livre ». Au fond, Kichijiro est ce que ni Inoue, ni le démon ne peuvent comprendre : il est la botte secrète de Dieu. En effet, la violence qui intimide le pousse à la trahison et celle-ci à l’autodestruction. Mais c’est au moment où il est totalement anéanti, au moment où la victoire de l’Ennemi semble totale, que surgit le sursaut totalement imprévisible du repentir qui est la face humaine de la miséricorde divine. Plus, c’est Judas contrit qui, en implorant le pardon encore et encore, redonne au père Rodriguez sa dignité et sa mission de prêtre. Davantage encore, c’est cet apostat repenti qui, à l’insu du shogunat, va transmettre la foi chrétienne à un peuple japonais privé de la présence de ses pasteurs, mais pas de la foi de ses laïcs. L’on comprend dès lors qu’Endô et Scorsese aient été fascinés par ce Samsagace qui assure paradoxalement la continuité (et le sens) de l’intrigue.
Dans le roman, le père Rodrigues trouve un sens à son apostasie : désormais, il pourra accompagner la plus pauvre des brebis que le pasteur ne peut abandonner (cf. Lc 15,1-7 ; cf. Jn 10,11-15). Mais comment démêler, dans cette intention seconde, ce qui relève de l’autojustification et ce qui relève de la quête sincère d’une réparation après sa trahison ? Dans le film, cela apparaît moins clairement. En revanche, la dernière image est à la croix lovée dans la main du père Sebastião et le dernier mot à l’admirable devise jésuite : « Ad majorem Dei gloriam », que l’on doit rendre par un comparatif et non par un superlatif : « Pour une plus grande gloire de Dieu ». Dans l’état pérégrinant de pécheur qui ne cesse de chuter et se relever, l’enjeu est de ne jamais désespérer et de chercher toujours le salut, la volonté et la gloire de Dieu.
Bien que racontant des événements historiques (et romancés), le film et le roman sont très actuels. Bien que racontant des événements qui concernent une contrée géographiquement et culturellement très hétérogènes à la nôtre, le film et le roman sont universels. Si, à mon sens, ils n’apportent pas toutes les lumières qu’on souhaiterait, du moins posent-ils les bonnes questions. Puissent-ils susciter des débats sur ces thèmes passionnants que sont la mission et l’inculturation, la Parole et le silence de Dieu, la tentation, la trahison et la rédemption.
[1] La Supercherie dévoilée. Une réfutation du catholicisme au Japon au xviie siècle, trad. Jacques et Marianne Proust, commenté par Jacques Proust, Paris, éditions Chandeigne, 2013.
En salle :
Le Méliès 6, rue Bargoin 64000 Pau 13h45 et 20h45
Le Royal 8, av. Foch 64200 Biarritz 14h et 20h40