Mes Sœurs de la Fraternité ont connu Sœur Gertrude, vers 1970, alors qu’elle venait de fonder une petite communauté de Missionnaires de la Charité dans une paroisse dont la Fraternité connaissait bien le Curé.
Nous habitions dans un autre quartier de Rome, tout à côté de la Via Appia Antica, un peu retiré et plutôt tranquille. Le quartier où habitait Sœur Gertrude était bruyant et difficile. Au milieu de ses activités, elle aspirait à trouver un lieu pour prier dans le silence et le recueillement. Les Missionnaires ont une grande part de vie contemplative. C’est ainsi que Sœur Gertrude connut notre Mère Diane-Marie, fondatrice de notre Fraternité, et immédiatement, ces deux personnes s’entendirent à merveille. Au tout début des années 1980, Sr Gertrude fut nommée, par Mère Teresa, Maîtresse du Juniorat de Saint-Grégoire du Cœlius, à Rome. Le Juniorat est la dernière année des Novices Missionnaires avant qu’elles ne prononcent leurs Vœux définitifs, après un Noviciat de huit ans. Cette année-là, le Juniorat se composait d’une bonne quinzaine de Sœurs : la plupart venaient de l’Inde, mais il y avait aussi une Américaine de New-York, une Irlandaise et une Hollandaise. Sœur Gertrude avait continué à venir passer de temps en temps une journée de récollection parmi nous et cette même année (1980-1981), elle vint pour différentes rencontres entre les jeunes Sœurs et notre Communauté mais surtout avec Mère Diane-Marie. Un peu avant la Pentecôte 1981, Sœur Gertrude vint avec les jeunes Sœurs pour la dernière retraite avant la profession. Sœur Gertrude aimait passionnément le Grégorien et, pour la cérémonie, elle avait eu l’idée de faire chanter aux jeunes professes l’antienne : Veni, sponsa Christi, accipe coronam, Viens, épouse du Christ, reçois la couronne. Sœur Marie-Elisabeth et moi leur avions enseigné la mélodie et les faisions répéter. Comme cadeau de profession, nous les Sœurs de la Fraternité, nous avons peint une image pour chaque Sœur, représentant une Missionnaire de la Charité en prière. Au dos de l’image, nous avons écrit le nom de chaque nouvelle Professe et la date de leurs vœux perpétuels. Notre Mère Diane-Marie me proposa, ainsi qu’à trois autres Sœurs de la Fraternité, d’aller à Saint-Grégoire pour apporter ces images. Mère Teresa se trouvait évidemment à Saint-Grégoire pour la profession perpétuelle des Sœurs. Quand nous sommes arrivées, Mère Teresa était à la chapelle. Nous y sommes entrées. Elle était immobile, agenouillée à la façon des Hindous, assise non sur ses talons mais légèrement de côté, devant le Saint-Sacrement. Sur le mur de la chapelle, il y avait un grand Crucifix et, à côté, une inscription : I thirst, j’ai soif. Ce sont les mots qui revenaient sans cesse à sa méditation lorsqu’elle comprit que Jésus l’appelait à fonder une Communauté de Sœurs qui s’occupent des pauvres et des malheureux. Jésus avait précisé qu’il avait soif des âmes de ces pauvres qui ne Le connaissaient pas. Puis Sœur Gertrude nous fit faire une brève visite de la propriété où les Missionnaires de la Charité s’étaient établies. Je me souviens d’un lieu où une Sœur avait rassemblé du bois qu’elle avait ramassé dans ce grand jardin, alluma un feu et y posa un récipient plein d’eau pour laver et faire bouillir son sari. Car les Sœurs doivent apprendre à survivre dignement même dans les conditions les plus difficiles des pays les plus sous-développés ! « Maintenant, vous allez rencontrer Mère Teresa. Je lui ai dit que vous étiez là », nous dit Sœur Gertrude. En effet, marchant dans l’allée de la chapelle, elle venait vers nous, de son pas souple, petite silhouette blanche. Sœur Gertrude lui présenta notre Mère qui parlait parfaitement anglais et les deux Supérieures entrèrent dans une conversation toute spirituelle. Mère Teresa nous adressa ensuite quelques mots à nous aussi, les quatre Sœurs, dont Sœur Mary Catherine, une de nos Sœurs américaines. Avec beaucoup de gentillesse et de finesse, elle nous dit comment, en chaque enfant qu’elle recueillait, elle voyait Jésus. « All for Jesus ». C’est une phrase qu’elle répétait souvent parce qu’elle en vivait. Je me souviens de la grande douceur et de l’immense révérence avec lesquelles elle prononçait le nom de Jésus. Le regard de ses yeux marron très clair était lumineux et très profond. Son visage avait déjà les rides que le monde entier connaîtrait comme signes de sa compassion à toutes les tristesses de la terre. Et lorsqu’elle souriait, elle inclinait un peu la tête sur le côté. Après la mort de Mère Teresa, Sœur Gertrude continua à venir chaque fois qu’elle était à Rome et des amis fidèles l’accompagnaient en voiture jusqu’à Bagnoregio où notre Fraternité s’était établie en 1985. Elle vint plusieurs fois voir notre Mère Diane-Marie, alors que cette dernière était malade. Le postulateur de la cause de béatification de Mère Teresa s’adressa à Sœur Gertrude pour lui demander son témoignage. Sœur Gertrude avait appris l’anglais à la va-vite et elle avait demandé de l’aide à notre Sœur Mary Catherine. Ainsi, elles s’installèrent toutes les deux dans une salle de notre couvent, munies d’un ordinateur et Sœur Gertrude dictait son témoignage à notre Sœur. Pour faire cela, elle vint passer plusieurs séjours parmi nous, partageant notre vie. C’est ainsi que nous en avons appris davantage sur Sœur Gertrude. Elle avait l’art de faire participer toutes les Sœurs sans exception à ce qu’elle faisait, sachant reconnaître tout de suite l’aptitude nécessaire : l’une, parce qu’elle s’y entend particulièrement bien en ordinateur, l’autre pour faire des photocopies, l’autre parce qu’elle connaît bien l’Histoire du XXè siècle, l’autre encore parce qu’elle chante bien le Grégorien, l’autre parce qu’elle sait bien dessiner… Et elle avait toujours un petit ou grand travail à nous confier. Avec chacune, elle savait tisser des liens d’amitié spirituelle. Elle rencontra aussi nos parents et nos amis. * * * Sœur Gertrude Gomes avait connu Madre Teresa alors que celle-ci était la directrice de l’internat des grandes élèves, dans une école en Inde, tenue par des Religieuses irlandaises. Les élèves appartenaient toutes aux meilleures familles catholiques qui revendiquent avec fierté leur appartenance à l’Eglise, depuis la toute première évangélisation par l’apôtre saint Thomas. La plupart venaient du Bengale, région de tradition et de culture. A Calcutta Madre Teresa avait été bouleversée par le spectacle des miséreux et des moribonds dans les rues. Le 10 septembre 1946, revenant d’une retraite qu’elle avait faite avec d’autres Sœurs enseignantes, Mère Teresa voyageait seule en train, de Darjeeling à Calcutta : 600 kilomètres. C’est au cours de ce voyage qu’elle eut ce qu’elle appellera « l’Inspiration » cet appel précis du Seigneur à Le servir parmi les pauvres les plus pauvres. Elle avait 36 ans. Cet appel était celui de Jésus souffrant, crucifié et s’écriant : « J’ai soif ! » Cette expérience fut si vive et profonde qu’elle considéra toujours ce jour-là comme « la date de son entrée chez les Missionnaires de la Charité ». Peu à peu, munie aussi des conseils qu’elle recueillait de prêtres avisés, elle entrevoyait clairement la nouvelle congrégation que Jésus lui demandait de fonder, constituée de Religieuses autochtones. Elle en parla à ses grandes élèves avec conviction. Un oncle de Gertrude possédait un grand appartement à Calcutta et il était prêt à le mettre à sa disposition. Mère Teresa était décidée à s’y installer. Les jeunes filles comprirent que cet appel venait vraiment de Dieu. Mère Teresa partit, en effet, dès qu’elle eut la permission de son Ordre et de son Evêque. Bientôt une grande élève la rejoignit et devint Sœur Agnès. Alors Gertrude comprit qu’elle était appelée elle aussi. Gertrude était une jeune fille de taille un peu plus élevée que la moyenne. Elle avait un beau et fin visage, ses grands yeux brillaient souvent d’une lueur humoristique toujours prête à jaillir. Elle rejoignit Mère Teresa à la maison de Calcutta. Elle la vit venir à elle…revêtue du sari blanc bordé de bleu ! Cette Mère, qu’elle avait toujours vue portant l’habit des Sœurs Irlandaises, habit consacré mais à la façon occidentale, était habillée comme une simple Hindoue. Cette toute première image de Mère Teresa en sari a tellement frappé Sœur Gertrude qu’elle en parlera dans tous ses témoignages. Sœur Gertrude était ainsi le numéro 3 de la nouvelle congrégation qui, en un rien de temps, comptera plus de mille Sœurs. Au début, malgré leur zèle, les jeunes Sœurs ont eu beaucoup à lutter contre les préjugés de leur caste. Pendant deux ans, le père de Sœur Gertrude ne lui adressa pas la parole car il désapprouvait le choix de sa fille en faveur des plus pauvres. Au bout de deux ans, les Sœurs trouvèrent un jour des provisions déposées devant la porte de l’appartement. C’était le cadeau des parents de Sœur Gertrude qui renouaient ainsi avec leur fille. S’occuper avec dévouement des misérables et des mourants n’était pas pour elles une chose naturelle. Cela leur a demandé un effort toujours renouvelé. Mère Teresa était formidablement intelligente et les quinze premières Sœurs venant de milieux cultivés, elle leur fera donner une formation de médecin, d’infirmière, de juriste, etc. Sœur Gertrude dut fréquenter l’université pour faire ses études de médecine. Les cours de l’université étaient en Anglais, langue que Sœur Gertrude ne connaissait pas. Pour Mère Teresa, cela n’avait aucune importance : Dieu donnerait sa grâce. Et tout en travaillant à l’œuvre déjà commencée de Mère Teresa, tout en vivant aussi cette vie religieuse avant tout fondée sur la prière contemplative, Sœur Gertrude obtint ses diplômes de médecine qu’elle exerça dans ses missions les plus variées. Elle eut même l’occasion de pratiquer la chirurgie dans des conditions extrêmes, dans des pays où tout manquait. Cela se passa lors de sa mission au Yémen qui était déjà en guerre. Elle allait avec ses Sœurs sur les champs de bataille, devant procéder à des amputations. Elle avait créé, toujours au Yémen, un hôpital pour les malades mentaux et une léproserie et c’est pour cela que les Missionnaires de la Charité ont pu rester, non sans risque, certes, dans ce pays musulman. C’est elle qui accompagna Mère Teresa lors de sa première visite en Albanie, après la libération de ce pays du joug communiste. C’est dans ses bras que Mère Teresa rendit son âme à Dieu le 5 septembre 1997. Les toutes dernières années de sa vie, Sœur Gertrude repartit définitivement pour Calcutta. Elle était âgée. Plusieurs fois par an, Mère Marie Elisabeth lui téléphonait. Un peu avant Noël, n’ayant pas eu de ses nouvelles, notre Mère Marie-Elisabeth a téléphoné au couvent de Calcutta et là, on nous a appris que Sœur Gertrude avait quitté cette vie terrestre, le 5 décembre 2015, sans bruit, avec sa discrétion habituelle.
Sr Marie de l'Annonciation