À L’OCCASION DES 160 ANS DE LA MORT DE SAINT JEAN-MARIE VIANNEY, LE CURÉ D’ARS
A mes frères prêtres.
Chers frères,
Nous fêtons les 160 ans de la mort du Saint Curé d’Ars que Pie XI a présenté comme patron de tous les curés du monde[1]. Je veux vous écrire cette lettre en sa fête, non seulement aux curés, mais aussi à vous tous, frères prêtres qui, sans faire de bruit, “quittez” tout pour vous engager dans la vie quotidienne de vos communautés. A vous qui, comme le Curé d’Ars, travaillez dans la “tranchée”, portez sur vos épaules le poids du jour et de la chaleur (cf. Mt 20, 12) et, exposés à d’innombrables situations, “y prenez des risques” quotidiennement et sans vous donner trop d’importance, afin de prendre soin du Peuple de Dieu et de l’accompagner. Je m’adresse à chacun de vous qui, si souvent, de manière inaperçue et sacrifiée, dans la lassitude ou la fatigue, la maladie ou la solitude, assumez la mission au service de Dieu et de son peuple et, même avec toutes les difficultés du chemin, écrivez les pages les plus belles de la vie sacerdotale.
Il y a quelque temps je manifestais aux évêques italiens ma préoccupation que nos prêtres, en de nombreuses régions, se sentent ridiculisés et “culpabilisés” en raison de crimes qu’ils n’ont pas commis. Et je leur disais qu’il fallait qu’ils trouvent en leur évêque la figure du frère aîné et du père qui les encourage en ces temps difficiles, les stimule et les soutient en chemin[2].
Comme frère aîné et comme père, je désire moi aussi être proche, en premier lieu pour vous remercier au nom du saint Peuple fidèle de Dieu de tout ce qu’il reçoit de vous et, en retour, vous encourager à renouveler ces paroles que le Seigneur a prononcées avec tellement de tendresse le jour de notre ordination et qui constituent la source de notre joie : « Je ne vous appelle plus serviteurs… je vous appelle mes amis » (Jn 15, 15)[3].
SOUFFRANCE
« J’ai vu la misère de mon peuple » (Ex 3, 7)
Ces derniers temps nous avons pu entendre avec davantage de clarté le cri, souvent silencieux et réduit au silence, de nos frères victimes d’abus de pouvoir, d’abus de conscience et d’abus sexuel de la part de ministres ordonnés. Sans aucun doute, c’est un temps de souffrance dans la vie des victimes qui ont subi différentes formes d’abus ; c’est également le cas pour leurs familles et pour tout le peuple de Dieu.
Comme vous le savez, nous sommes fermement engagés dans la mise en application des réformes nécessaires pour stimuler, dès la racine, une culture basée sur la sollicitude pastorale, de manière à ce que la culture de l’abus ne trouve pas d’espace pour se développer et encore moins, se perpétuer. Ce n’est pas une tâche facile et à court terme, elle demande l’engagement de tous. Si, par le passé, l’omission a pu se transformer en une forme de réponse, nous voulons aujourd’hui que la conversion, la transparence, la sincérité et la solidarité avec les victimes deviennent notre manière de faire l’histoire et nous aide à être plus attentifs à toute souffrance humaine[4].
Cette souffrance n’est pas non plus indifférente aux prêtres. J’ai pu le constater lors des différentes visites pastorales tant dans mon diocèse que dans d’autres où j’ai eu l’occasion d’avoir des rencontres et des discussions personnelles avec des prêtres. Beaucoup d’entre eux m’ont manifesté leur indignation pour ce qui est arrivé, et aussi une certaine impuissance puisqu’« en plus de l’effort du dévouement, ils ont vécu la souffrance qu’engendrent la suspicion et la remise en cause, ayant pu provoquer chez quelques-uns ou beaucoup le doute, la peur et le manque de confiance »[5]. Nombreuses sont les lettres de prêtres qui partagent cette sensation. D’autre part, il est réconfortant de rencontrer des pasteurs qui, en constatant et en prenant connaissance de la souffrance des victimes et du Peuple de Dieu, se mobilisent, cherchent des mots et des chemins d’espérance.
Sans nier ni rejeter le dommage causé par quelques-uns de nos frères, il serait injuste de ne pas être reconnaissant pour tant de prêtres qui, de manière constante et honnête, donnent tout ce qu’ils sont et ce qu’ils possèdent pour le bien des autres (cf. 2 Co 12, 15) et développent une paternité spirituelle capable de pleurer avec ceux qui pleurent. Ils sont innombrables les prêtres qui font de leur vie une œuvre de miséricorde, dans des régions ou dans des situations si souvent inhospitalières, éloignées ou abandonnées, même au risque de leur propre vie. Je salue et j’apprécie votre courageux et constant exemple qui, dans des moments de trouble, de honte et de souffrance, nous montre que vous continuez à prendre des risques avec joie pour l’Evangile[6].
Je suis convaincu que, dans la mesure où nous sommes fidèles à la volonté de Dieu, les temps de purification de l’Eglise que nous vivons nous rendront plus heureux et plus simples, et seront, dans un avenir proche, très féconds. « Ne nous décourageons pas ! Le Seigneur est en train de purifier son Epouse et il nous convertit tous à Lui. Il nous fait faire l’expérience de l’épreuve, afin que nous comprenions que sans Lui nous sommes poussière. Il est en train de nous sauver de l’hypocrisie et de la spiritualité des apparences. Il souffle son Esprit pour redonner la beauté à son Epouse, surprise en flagrant délit d’adultère. Cela nous fera du bien de lire aujourd’hui le chapitre 16 d’Ezéchiel. C’est l’histoire de l’Eglise. C’est mon histoire, peut dire chacun de nous. Et à la fin, mais à travers ta honte, tu continueras à être le pasteur. Notre humble repentir, qui reste silencieux, dans les larmes, face à la monstruosité du péché et à l’insondable grandeur du pardon de Dieu, cet humble repentir est le début de notre sainteté »[7].
GRATITUDE
« Je ne cesse pas de rendre grâce, quand je fais mémoire de vous » (Ep 1, 16)
Plus qu’un choix de notre part, la vocation est la réponse à un appel gratuit du Seigneur. Il est bon de revenir inlassablement sur ces passages de l’Évangile où nous voyons Jésus prier, choisir et appeler des disciples pour être « avec lui et pour les envoyer proclamer la Bonne Nouvelle » (Mc 3, 14).
Je voudrais ici faire mémoire d’un grand maître de la vie sacerdotale dans mon pays natal, le père Lucio Gera, qui, parlant à un groupe de prêtres à une époque de diverses épreuves en Amérique Latine, leur disait : ‘‘ Toujours, mais surtout dans les moments d’épreuves, nous devons retourner à ces moments lumineux où nous faisons l’expérience de l’appel du Seigneur à consacrer toute notre vie à son service’’. C’est ce que j’aime appeler ‘‘la mémoire deutéronomique de la vocation’’ qui nous permet de revenir « à ce point incandescent où la grâce de Dieu m’a touché au début du chemin. C’est à cette étincelle que jepeuxallumer le feu pour aujourd’hui, pour chaque jour, et porter chaleur et lumière à mes frères et à mes sœurs. À cette étincelle s’allume une joie humble, une joie qui n’offense pas la douleur et le désespoir, une joie bonne et douce »[8].
Un jour, nous avons prononcé un ‘‘oui’’ qui est né et a grandi au sein d’une communauté chrétienne grâce à ces saints « de la porte d’à côté »[9] qui nous ont montré avec une foi simple qu’il valait la peine de tout donner pour le Seigneur et pour son Royaume. Un ‘‘oui’’ dont la portée a eu et aura une importance si inconcevable que bien souvent nous n’arriverons pas à imaginer tout le bien qu’il fut et qu’il est capable de générer. Que c’est beau, quand un prêtre âgé se voit entouré et visité par ces petits – déjà adultes – qu’il a baptisés enfants et qui, avec gratitude, viennent lui présenter leur famille ! Nous découvrons là que nous avons été oints pour oindre et que l’onction de Dieu ne déçoit jamais, ce qui me fait dire avec l’Apôtre : « Je ne cesse pas de rendre grâce, quand je fais mémoire de vous » (Ep 1, 16) et de tout le bien que vous faites.
Dans les moments de tribulation, de fragilité, comme dans les moments de faiblesse et de manifestation de nos limites, quand la pire de toutes les tentations, est de rester à ruminer le désespoir[10] en fractionnant le regard, le jugement et le cœur, en ces moment-là, il est important – j’irais même jusqu’à dire crucial – non seulement de ne pas perdre la mémoire reconnaissante du passage du Seigneur dans notre vie, la mémoire de son regard miséricordieux qui nous a invités à miser sur lui et sur son peuple, mais aussi à avoir le courage de la faire passer dans nos actes et avec le psalmiste à pouvoir entonner notre propre chant de louange, car « éternelle est sa miséricorde » (Ps 135).
La reconnaissance est toujours une ‘‘arme puissante’’. Ce n’est qu’en étant à même de contempler et d’apprécier concrètement tous les gestes d’amour, de générosité, de solidarité et de confiance, ainsi que de pardon, de patience, d’endurance et de compassion avec lesquels nous avons été traités que nous laisserons l’Esprit nous offrir cet air frais capable de renouveler (et non de rapiécer) notre vie et notre mission. Comme chez Pierre le matin de la ‘‘pêche miraculeuse’’, que la conscience de tant de bien reçu fasse jaillir en nous la capacité d’émerveillement et de gratitude qui nous porte à déclarer : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur » (Lc 5, 8). Et écoutons une fois de plus de la bouche du Seigneur son appel : « Sois sans crainte, désormais ce sont des hommes que tu prendras » (Lc 5, 10), car « éternelle est sa miséricorde » (Ps 135).
Chers frères, merci pour votre fidélité aux engagements pris. Il est significatif que, dans une société et dans une culture qui a transformé ‘‘le superficiel’’ en valeur, il existe des personnes qui risquent et cherchent à assumer des engagements réclamant toute la vie. Nous disons en substance que nous continuons de croire en Dieu qui n’a jamais rompu son alliance, alors même que nous l’avons rompue un nombre incalculable de fois. Cela nous invite à célébrer la fidélité de Dieu qui ne cesse pas de faire confiance, de croire et de prendre des risques, malgré nos limites et nos péchés, et nous invite à faire de même. Conscients de porter un trésor dans des vases d’argile (cf. 2 Co 4, 7), nous savons que le Seigneur triomphe dans la faiblesse (cf. 2 Co 12, 9), qu’il ne cesse pas de nous soutenir et de nous appeler, en nous donnant cent pour un (cf. Mc 10, 29-30), car « éternelle est sa miséricorde ».
Merci pour la joie avec laquelle vous avez su donner vos vies, révélant un cœur qui au cours des années, a lutté et lutte pour ne pas se rétrécir et s’aigrir mais pour être, au contraire, chaque jour élargi par l’amour de Dieu et de son peuple, un cœur que le temps n’a pas rendu aigre mais a bonifié toujours davantage, comme le bon vin, car « éternelle est sa miséricorde ».
Merci de vous efforcer de renforcer les liens de fraternité et d’amitié dans le presbyterium et avec votre évêque, en vous soutenant mutuellement, en prenant soin de celui qui est malade, en allant à la recherche de celui qui s’est isolé, en appréciant et en apprenant la sagesse de l’ancien, en partageant les biens, en sachant rire et pleurer ensemble. Combien sont nécessaires ces espaces ! Et même en étant constants et persévérants quand vous avez dû affronter une mission difficile ou encourager un frère à assumer ses responsabilités, car « éternelle est sa miséricorde ».
Merci pour le témoignage de persévérance et d’‘‘endurance’’ (hypomoné) dans l’engagement pastoral qui bien des fois, nous conduit, poussés par la parresía du pasteur[11], à lutter avec le Seigneur dans la prière, comme Moïse dans cette intercession courageuse et risquée pour le peuple (cf. Nb 14, 13-19 ; Ex 32, 30-32 ; Dt 9, 18-21), car « éternelle est sa miséricorde ».
Merci de célébrer chaque jour l’Eucharistie et de faire paître avec miséricorde dans le sacrement de la réconciliation, sans rigorisme, ni laxisme, en prenant en charge les personnes et en les accompagnant sur le chemin de conversion vers la vie nouvelle que le Seigneur nous offre à tous. Nous savons que, grâce aux marches de la miséricorde, nous pouvons descendre jusqu’aux profondeurs de notre condition humaine – fragilité et péchés inclus – et, en même temps, toucher le sommet de la perfection divine : « Soyez miséricordieux […] comme votre Père est miséricordieux »[12]. Et nous pouvons ainsi être « capables de réchauffer le cœur des personnes, de marcher avec elles dans la nuit, de savoir dialoguer et même de descendre dans leur nuit et dans leur obscurité sans se perdre »[13], car « éternelle est sa miséricorde ».
Merci d’oindre et d’annoncer à tous, avec enthousiasme, ‘‘à temps et à contretemps’’ (cf. 2Tm 4, 2) l’Évangile de Jésus Christ, en sondant le cœur de vos communautés respectives « pour chercher où est vivant et ardent le désir de Dieu, et aussi où ce dialogue, qui était amoureux, a été étouffé ou n’a pas pu donner de fruit »[14], car « éternelle est sa miséricorde ».
Merci pour toutes les fois où, en vous laissant émouvoir jusqu’aux entrailles, vous avez accueilli les personnes tombées, soigné leurs blessures en donnant de la chaleur à leurs cœurs, en manifestant tendresse et compassion comme le samaritain de la parabole (cf. Lc 10, 25-37). Rien n’est plus urgent que ceci : proximité, être-avec, nous faire proches de la chair du frère souffrant. Que cela fait du bien l’exemple d’un prêtre qui se fait proche et qui ne fuit pas les blessures de ses frères ![15] C’est le reflet du cœur du pasteur qui a appris la saveur spirituelle de se sentir un avec son peuple[16], qui n’oublie pas qu’il vient de ce peuple et que ce n’est qu’à son service qu’il trouvera et pourra déployer sa plus authentique et pleine identité qui lui fait adopter un style de vie austère et simple, sans accepter des privilèges qui n’ont pas la saveur de l’Évangile, car « éternelle est sa miséricorde ».
Rendons grâce également pour la sainteté du Peuple fidèle de Dieu que nous sommes invités à faire paître, et à travers lequel le Seigneur nous fait paître nous aussi et préserve le don de pouvoir contempler ce peuple dans ces « parents qui éduquent avec tant d’amour leurs enfants, chez ces hommes et ces femmes qui travaillent pour apporter le pain à la maison, chez les malades, chez les religieuses âgées qui continuent de sourire. Dans cette constance à aller de l’avant chaque jour, je vois la sainteté de l’Église militante »[17]. Rendons grâce pour chacun d’entre eux et laissons-les nous aider et nous encourager par leur témoignage, car « éternelle est sa miséricorde ».
COURAGE
« Je combats pour que leurs cœurs soient remplis de courage » (Col 2,2)
Mon deuxième grand désir, en me faisant l’écho des paroles de saint Paul, est de vous conduire à renouveler notre courage sacerdotal, fruit avant tout de l’action de l’Esprit Saint dans nos vies. Face à des expériences douloureuses, nous avons tous besoin de réconfort et d’encouragement. La mission à laquelle nous avons été appelés ne nous entraine pas à être immunisés contre la souffrance, la douleur et même l’incompréhension[18] ; au contraire, elle nous pousse à les regarder en face et à les assumer pour laisser le Seigneur les transformer et nous configurer toujours plus à Lui. « Au fond, l’absence de la reconnaissance sincère, douloureuse et priante de nos limites est ce qui empêche la grâce de mieux agir en nous, puisqu’on ne lui laisse pas de place pour réaliser ce bien possible qui s’insère dans un cheminement sincère et réel de croissance »[19].
Un bon ‘‘test’’ pour connaitre comment est notre cœur de pasteur est de nous demander comment nous réagissons face à la douleur. Souvent on peut agir comme le lévite ou le prêtre de la parabole qui font un détour et ignorent l’homme tombé (Lc 10,31). D’autres s’en approchent mal, ils l’intellectualisent en se réfugiant en des lieux communs : ‘‘la vie est ainsi’’, ‘‘on ne peut rien faire’’, donnant lieu au fatalisme et au désespoir ; ou ils s’en approchent avec un regard sélectif qui ne génère qu’isolement et exclusion. « Comme le prophète Jonas, nous avons en nous la tentation latente de fuir vers un endroit sûr qui peut avoir beaucoup de noms : individualisme, spiritualisme, repli dans de petits cercles, … »[20] lesquels, loin de faire que nos entrailles soient touchées, finissent par nous détourner de nos propres blessures, de celles des autres, et par conséquent, des plaies de Jésus[21].
Dans cette même ligne, j’aimerais signaler une autre attitude subtile et dangereuse qui, comme aimait le dire Bernanos, est « le plus apprécié des élixirs du démon »[22] et la plus nocive pour ceux d’entre nous qui veulent servir le Seigneur, parce qu’elle sème le découragement, le sentiment d’abandon et conduit au désespoir[23]. Déçus par la réalité, par l’Eglise et par nous-mêmes, nous pouvons vivre la tentation de nous attacher à une douce tristesse, que les pères de l’Orient appelaient acédie. Le cardinal Tomáš Špidlίk disait : « Si la tristesse nous assaille à cause de la vie comme elle est, de la compagnie des autres, parce que nous sommes seuls, alors il y a toujours quelque manque de foi en la Providence de Dieu et en son œuvre. La tristesse paralyse le courage à poursuivre le travail et la prière, nous rend antipathiques pour ceux qui vivent à côté de nous. Les auteurs monastiques qui consacrent une longue description à ce vice l’appellent le pire ennemi de la vie spirituelle »[24].
Nous connaissons cette tristesse qui porte à l’accoutumance et conduit peu à peu à la naturalisation du mal et de l’injustice avec le faible murmure du ‘‘on a toujours fait ainsi’’. Tristesse qui rend stérile toute tentative de transformation et de conversion en propageant ressentiment et animosité. « Ce n’est pas le choix d’une vie digne et pleine, ce n’est pas le désir de Dieu pour nous, ce n’est pas la vie dans l’Esprit qui jaillit du cœur du Christ ressuscité » et pour laquelle nous avons été appelés[25]. Frères, quand cette douce tristesse menace de prendre prise sur nos vies ou sur nos communautés, demandons et faisons demander à l’Esprit qu’il « vienne nous réveiller, nous secouer dans notre sommeil, nous libérer de l’inertie. Affrontons l’accoutumance, ouvrons bien les yeux et les oreilles, et surtout le cœur, pour nous laisser émouvoir par ce qui se passe autour de nous et par le cri de la Parole vivante et efficace du Ressuscité »[26].
Permettez-moi de le répéter, nous avons tous besoin de la consolation et de la force de Dieu et de nos frères dans les temps difficiles. A nous tous sont utiles ces paroles de saint Paul à ses communautés : « Aussi, je vous demande de ne pas vous décourager devant les épreuves » (Ep 3,13) ; « Je combats pour que leurs cœurs soient remplis de courage » (Col 2,2), et ainsi être en mesure d’accomplir la mission que chaque matin le Seigneur nous offre : transmettre « une bonne nouvelle, une joie pour tout le peuple » (Lc 2,10). Mais, ceci, non comme une théorie ou une connaissance intellectuelle ou morale de ce qui devrait être, mais comme des hommes qui au milieu de la douleur ont été transformés et transfigurés par le Seigneur, et comme Job, parviennent à s’exclamer : « C’est par ouï-dire que je te connaissais, mais maintenant mes yeux t’ont vu » (Jb 42,5). Sans cette expérience fondatrice, tous nos efforts nous conduisent au chemin de la frustration et du désenchantement.
Au long de notre vie, nous avons pu contempler comment « avec Jésus Christ la joie naît et renaît toujours »[27]. Bien qu'il y ait différentes étapes dans cette expérience, nous savons qu’au-delà de nos fragilités et de nos péchés, Dieu toujours « nous permet de relever la tête et de recommencer, avec une tendresse qui ne nous déçoit jamais et qui peut toujours nous rendre la joie »[28]. Cette joie ne naît pas de nos efforts volontaristes ou intellectuels mais de la confiance de savoir que les paroles de Jésus à Pierre sont encore actuelles: dans les moments où vous êtes secoués, n’oubliez pas que « j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas » (Lc 22,32). Le Seigneur est le premier à prier et à combattre pour vous et pour moi. Et il nous invite à entrer pleinement dans sa prière. Il peut même y avoir des moments où nous devons nous plonger dans « la prière de Gethsémani, la plus humaine et la plus dramatique des prières de Jésus (…). Il y a supplique, tristesse, angoisse, presque une désorientation (Mc 14, 33ss) »[29].
Nous savons qu’il n’est pas facile de demeurer devant le Seigneur et de le laisser scruter nos vies, guérir notre cœur blessé et laver nos pieds imprégnés de la mondanité qui y a adhéré en chemin et qui nous empêche de marcher. Dans la prière nous faisons l’expérience de notre bienheureuse pauvreté qui nous rappelle que nous sommes des disciples nécessiteux de l’aide du Seigneur et qui nous libère de cette tendance « prométhéenne de ceux qui, en définitive, font confiance uniquement à leurs propres forces et se sentent supérieurs aux autres parce qu’ils observent des normes déterminées»[30].
Frères, Jésus plus que jamais connaît nos efforts et nos réussites, ainsi que nos échecs et nos mésaventures. Il est le premier à nous dire : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos. Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour votre âme » (Mt 11, 28-29).
Dans une prière comme celle-ci nous savons que nous ne sommes jamais seuls. La prière du pasteur est une prière habitée tant par l’Esprit « qui crie « Abba ! », c’est-à-dire : Père ! » (Ga 4,6) que par le peuple qui lui a été confié. Notre mission et notre identité se comprennent à partir de ce double lien.
La prière du pasteur se nourrit et s’incarne dans le cœur du Peuple de Dieu. Elle porte les marques des blessures et des joies du peuple qu’elle présente dans le silence au Seigneur pour les oindre avec le don du Saint Esprit. C’est l’espérance du pasteur qui fait confiance et se bat afin que le Seigneur guérisse notre fragilité personnelle et celle de notre peuple. Mais ne perdons pas de vue que c’est précisément dans la prière du Peuple de Dieu que s’incarne et trouve place le cœur du pasteur. Ceci nous libère tous de chercher ou de vouloir des réponses faciles, rapides et préfabriquées, en permettant au Seigneur que ce soit Lui (et non nos recettes et nos priorités) qui montre un chemin d’espérance. Ne perdons pas de vue que dans les moments les plus difficiles de la communauté primitive, tel que nous le lisons dans le livre des Actes des Apôtres, la prière est devenue le véritable protagoniste.
Frères, reconnaissons notre fragilité, oui, mais laissons Jésus la transformer et nous pousser encore et encore à la mission. Ne perdons pas la joie de nous sentir ‘‘brebis’’, de savoir qu’il est notre Seigneur et notre Pasteur.
Pour maintenir courageux le cœur, il est nécessaire de ne pas négliger ces deux liens constitutifs de notre identité : le premier, avec Jésus. Chaque fois que nous nous séparons de Jésus ou que nous négligeons la relation avec Lui, peu à peu notre réserve s’assèche et notre lampe à court d’huile n’est plus capable d’illuminer la vie (cf Mt 25, 1-13) : « De même que le sarment ne peut pas porter de fruit par lui-même s’il ne demeure pas sur la vigne, de même vous non plus, si vous ne demeurez pas en moi. (…) en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 4-5). En ce sens, je vous encourage à ne pas négliger l’accompagnement spirituel, à avoir un frère avec qui parler, confronter, discuter et discerner, en pleine confiance et transparence, son propre chemin ; un frère sage avec qui vivre l’expérience de se savoir disciple. Le chercher, le trouver et profiter de la joie de vous laisser guider, accompagner et conseiller. C’est une aide irremplaçable pour pouvoir vivre le ministère en faisant la volonté du Père (Cf. Hb 10,9) et laisser le cœur battre avec « les dispositions qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2,5). Qu’elles nous font du bien les paroles de l’Ecclésiaste « Mieux vaut être deux qu’un seul ... S’ils tombent, l’un relève l’autre. Malheur à l’homme seul : s’il tombe, personne ne le relève » (4,9-10).
L’autre lien constitutif : faire croître et alimenter le lien avec votre peuple. Ne pas s’isoler des gens et des prêtres ou des communautés. Encore moins se cloîtrer dans des groupes fermés et élitistes. Ceci, dans le fond, asphyxie et envenime l’âme. Un ministre aimé est un ministre toujours en sortie ; et ‘‘être en sortie’’ nous conduit à marcher « parfois devant, parfois au milieu, parfois derrière : devant, pour guider la communauté, au milieu pour mieux la comprendre, l’encourager et la soutenir ; derrière, pour la maintenir unie et qu’elle n’aille jamais trop en arrière…et parfois pour d’autres raisons : parce que le peuple ‘‘sent’’. Il a un sens de l'odorat dans la recherche de nouveaux chemins pour marcher, il a le ‘‘sensus fidei’’ (cf LG 12). Existe-t-il quelque chose de plus beau ? »[31]. Jésus même est le modèle de cette option évangélisatrice qui nous introduit dans le cœur du peuple. Que cela nous fait du bien de le voir au milieu de tous ! La passion de Jésus sur la croix n’est rien de plus que l’aboutissement de ce style évangélisateur qui caractérise toute son existence.
Frères, la douleur de tant de victimes, la douleur du Peuple de Dieu, comme la nôtre, ne peut pas être vaine. C’est Jésus même qui prend tout ce poids sur sa croix et nous invite à renouveler notre mission pour être proche de ceux qui souffrent, pour être, sans honte, proches de la misère humaine et, pourquoi pas, les vivre comme nôtres pour les faire eucharistie[32]. Notre temps, marqué par de vieilles et de nouvelles blessures nécessite que nous soyons artisans de relation et de communion, ouverts, confiants et attendant la nouveauté que le Royaume de Dieu veut susciter aujourd’hui. Un Royaume de pécheurs pardonnés invités à témoigner de la toujours plus vive et actuelle compassion du Seigneur « parce qu’éternelle est sa miséricorde ».
LOUANGE
« Mon âme exalte le Seigneur » (Lc 1, 46).
Il est impossible de parler de gratitude et d’encouragement sans contempler Marie. Elle, la femme au cœur transpercé (cf. Lc 2, 35), nous enseigne la louange capable d’ouvrir le regard à l’avenir et de rendre l’espérance au présent. Toute sa vie est condensée dans son cantique de louange (cf. Lc 1, 46-55) que nous sommes aussi invités à chanter comme promesse de plénitude.
Chaque fois que je vais dans un Sanctuaire Marial, j’aime “gagner du temps” en regardant et en me laissant regarder par la Mère, en demandant la confiance de l’enfant, du pauvre et du simple qui sait que là se trouve sa mère et qui est capable de mendier une place dans ses bras. Et au moment où je la regarde, entendre une fois de plus comme l’affirme l’indien Juan Diego : « Qu’y-a-t-il mon fils le plus petit ? Qu’est-ce qui rend triste ton cœur ? Peut-être ne suis-je pas ici, moi qui ai l’honneur d’être ta mère ? »[33].
Regarder Marie, c’est « croire à nouveau dans la force révolutionnaire de la tendresse et de l’affection. En elle nous voyons que l’humilité et la tendresse ne sont pas des vertus des faibles, mais des forts, qui ne nécessitent pas de maltraiter les autres pour se sentir importants »[34].
Et si jamais le regard commence à s’endurcir, ou si nous sentons que la force séductrice de l’apathie ou de la désolation veut s’enraciner et s’emparer du cœur ; si le désir de se sentir comme partie vivante et intégrante du Peuple de Dieu commence à déranger et que nous nous sentons poussés vers une attitude élitiste… n’ayons pas peur de contempler Marie et de chanter son cantique de louange.
Et si parfois nous sommes tentés de nous isoler et de nous renfermer en nous-mêmes et dans nos projets en nous protégeant des chemins toujours poussiéreux de l’histoire, ou si la lamentation, la plainte, la critique ou l’ironie s’emparent de nos actions sans aucun désir de se battre, d’espérer et d’aimer…regardons Marie pour qu’elle nettoie notre regard de toute “poussière” qui peut nous empêcher d’être attentifs et éveillés pour contempler et célébrer le Christ qui vit au milieu de son Peuple. Et si nous voyons que nous ne parvenons pas à marcher droit, que nous avons du mal à maintenir nos objectifs de conversion, disons-le comme le demandait, presque avec complicité, ce grand curé, poète aussi, de mon diocèse précédent : « Ce soir, Mère, ma promesse est sincère. Mais au cas où, n’oublie pas de laisser la clé dehors »[35]. « Elle est l’amie toujours attentive pour que le vin ne manque pas dans notre vie. Elle est celle dont le cœur est transpercé par la lance, qui comprend toutes les peines. Comme mère de tous, elle est signe d’espérance pour les peuples qui souffrent les douleurs de l’enfantement jusqu’à ce que naisse la justice… Comme une vraie mère, elle marche avec nous, lutte avec nous, et répand sans cesse la proximité de l’amour de Dieu »[36].
Frères, une fois de plus, « je ne cesse pas de rendre grâce, quand je fais mémoire de vous » (Ep 1, 16) pour votre dévouement et votre mission avec la confiance que « Dieu enlève les pierres les plus dures contre lesquelles viennent s’écraser les espérances et les attentes : la mort, le péché, la peur, la mondanité. L’histoire humaine ne finit pas devant une pierre tombale, car elle découvre aujourd’hui la “Pierre vivante” (cf. 1P 2, 4) : Jésus ressuscité. Nous, comme Eglise, nous sommes fondés sur lui et, même lorsque nous perdons courage, lorsque nous sommes tentés de tout juger sur la base de nos échecs, il vient faire toutes choses nouvelles »[37].
Laissons la gratitude susciter la louange et nous encourager une fois encore dans la mission de consacrer nos frères dans l’espérance. Être des hommes qui témoignent par leur vie de la compassion et de la miséricorde que Jésus seul peut nous offrir.
Que le Seigneur Jésus vous bénisse et que la Sainte Vierge vous protège. Et, s’il vous plaît, je vous demande de ne pas oublier de prier pour moi.
Fraternellement,
François
Donné à Rome, près de Saint Jean de Latran, le 4 août 2019,
Mémoire liturgique du saint Curé d’Ars