A l’approche d’échéances électorales sans doute décisives pour l’avenir de la France, n’est-il pas légitime que les catholiques s'interrogent sur leurs responsabilités spécifiques, à la lumière de l’enseignement social de l’Eglise ?
Eclairer la conscience des catholiques
« Les enseignements de l’Eglise sur les situations contingentes sont sujets à d’importants ou de nouveaux développements et peuvent être l’objet de discussions, mais nous ne pouvons éviter d’être concrets – sans prétendre entrer dans les détails – pour que les grands principes sociaux ne restent pas de simples indications générales qui n’interpellent personne. Il faut en tirer les conséquences pratiques afin qu’ils puissent aussi avoir une incidence efficace sur les situations contemporaines complexes. » (François, Evangelium Gaudii, §182) Les pasteurs ont à cet égard le droit - et le devoir - d’émettre une opinion sur tout ce qui concerne la vie des personnes, puisque c’est à l’être humain dans son intégralité que s’adresse la sollicitude de l’Eglise. Bien sûr, « ni le pape ni l’Eglise ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains » (EG, §184), et il revient en dernier ressort à chaque communauté chrétienne d’analyser avec objectivité la situation propre de son pays.
Pour schématiser, on pourrait dire que l’Eglise universelle a pour mission de rappeler ce que sont ces « grands principes sociaux » qui doivent guider chaque citoyen chrétien : la première mission des pasteurs est donc de relayer cet enseignement de l’Eglise. Mais ils ont également à « être concrets » et à se pencher plus précisément sur la situation de leur pays pour aider au mieux la portion du peuple de Dieu qui leur a été confiée. C’est ce qu’ont fait récemment les évêques américains et les évêques français, confrontés les uns comme les autres à des échéances électorales importantes.
Se former et s’informer
François recommande vivement l’utilisation et l’étude du Compendium de la doctrine sociale de l’Eglisepour réfléchir aux thématiques de la vie sociale (EG §184). Benoît XVI nous avait déjà rappelé que « cette doctrine, mûrie tout au long de l'histoire bimillénaire de l'Église, se caractérise par son réalisme et son équilibre, aidant ainsi à éviter les compromis erronés ou les vagues utopies. » (Sacramentum Caritatis, §9). Comme François, il souligne que les conseils et les principes donnés par les pasteurs ne doivent pas être des prophéties sibyllines : il faut être réaliste et concret. Pour autant, il ne s’agit pas de fournir un « prêt-à-voter », ou d’estampiller tel ou tel candidat comme « conforme » ou « non conforme ». La communauté politique et l'Eglise sont indépendantes l'une de l'autre et autonomes, et l'Eglise respecte et promeut la liberté politique et la responsabilité des citoyens. En dernier ressort, la réponse à la question du choix électoral est donnée par la conscience - éclairée - de chacun.
Publiée en 2002 par la Congrégation pour le doctrine de la foi, alors présidée par le Cardinal Ratzinger, une Note concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, qui avait pour but de « rappeler quelques principes propres à la conscience chrétienne qui inspirent l’engagement social et politique des catholiques dans les sociétés démocratiques » constitue également un précieux outil de discernement. Le texte commence par rappeler les grands principes que sont la nécessité de se laisser guider par sa conscience, la nécessaire participation à la vie de la cité, avant d’énoncer une première liste de points indissociables du bien commun, à savoir « la défense et la promotion de réalités telles que l’ordre public et la paix, la liberté et l’égalité, le respect de la vie humaine et de l’environnement, la justice, la solidarité, etc. » Et sur ces principes fondamentaux que sont la défense de la vie, de la famille, de la liberté de culte par exemple, la Note est sans équivoque lorsqu’elle stipule fermement que « l’engagement des catholiques ne peut céder à aucun compromis. Sinon c’est le témoignage de la foi chrétienne dans le monde qui serait atteint, ainsi que l’unité et la cohérence intérieure des fidèles eux-mêmes ». A cet égard, le document publié par les évêques américains cite plusieurs fois cette Note.
Trois principes fondamentaux
Dans un discours prononcé le 30 mars 2006, Benoît XVI poursuit cet enseignement sur ces principes « non négociables ». Trois d’entre eux sont énoncés de manière explicite. En premier lieu, la protection de la vie à toutes ses étapes, du premier moment de sa conception jusqu'à sa mort naturelle. Deuxièmement, la reconnaissance et la promotion de la structure naturelle de la famille - comme union entre un homme et une femme fondée sur le mariage- et sa défense contre des tentatives de la rendre juridiquement équivalente à des formes d'union radicalement différentes, qui la déstabilisent en obscurcissant son caractère spécifique et son rôle social irremplaçable. En troisième lieu vient la protection du droit des parents d'éduquer leurs enfants.Ces principes sont non négociables car inscrits dans la nature humaine elle-même, ils visent à défendre la dignité inaliénable de toute personne humaine.
Benoît XVI a repris à Londres, dans un discours du 17 septembre 2010, cette question des fondements éthiques des décisions politiques, en rappelant que l’enseignement de l’Eglise a bien des points communs avec l’approche démocratique, dans sa volonté de protéger avec fermeté la dignité unique de toute personne humaine et de mettre en avant le devoir des autorités civiles de promouvoir le bien commun. Dans la tradition catholique, la raison suffit pour déterminer les normes objectives qui permettent une action droite, dirigée vers le bien commun.
Importance du Bien commun
A Berlin en 2011 (discours du 22 septembre), il revient d’ailleurs sur le fait que le christianisme n’a jamais imposé de droit révélé mais a au contraire toujours renvoyé à la raison et à la nature comme vraies sources du droit. Le problème est que l’idée de droit naturel est aujourd’hui considérée comme « une doctrine catholique plutôt singulière, sur laquelle il ne vaudrait même pas la peine de discuter en dehors du milieu catholique ». Il n’empêche que le bien commun ne peut pas être atteint uniquement en pondérant des droits en opposition ou en appliquant des procédures. Le pape constatait alors que dans les faits, la légalité a tendance à l’emporter sur la justice, et que l’on va jusqu’à considérer que ces droits sont le résultat exclusif de procédures législatives. On laisse alors de côté leur dimension « éthique et rationnelle », en oubliant qu’ils sont fondés non sur un consensus mais sur une justice immuable. C’est donc sur le discernement, c'est-à-dire la capacité de distinguer le bien du mal, « vertu à la fois indispensable et féconde », qu’il faut insister. Chaque homme, et en particulier le dirigeant politique, qu’il soit croyant ou non, est appelé à discerner le bien du mal dans son action. « Faire le bien et éviter le mal », à l’aide d’une « conscience bien formée », guidée par « la vertu de prudence », voilà le but des choix moraux que nous faisons, et c’est ce qu’ont rappelé avec fermeté les évêques américains dans un texte publié en août 2016 (Forming Consciences for Faithful Citizenship: A Call to Political Responsibility from the Catholic Bishops of the United States, §17 à 39).
Une culture enracinée
Les évêques du Conseil permanent de la Conférence des évêques de France ont fait part également de leurs avis sur ces sujets, en publiant récemment deux réflexions « 2017, année électorale. Quelques éléments de réflexion » en juin 2016, et « Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique » en octobre 2016. Ils rappellent dans le premier texte que « trop de nos concitoyens en sont arrivés à croire que la situation est bloquée et que personne n’est capable de la débloquer. Les ressources de notre pays, ressources économiques, humaines, culturelles et spirituelles nous permettent de rejeter ce fatalisme. Elles engagent chacun et chacune à exercer son discernement et sa responsabilité pour le bien de tous. » (§7) Il est important en effet de garder à l’esprit que « l’être humain est plus qu’un élément du processus économique » (§2), et que d’ailleurs, en ce qui concerne par exemple la situation spécifique des migrants, « la seule recherche de solutions économiques est vouée à l’échec si rien n’est entrepris pour la promotion culturelle, promotion d’une culture enracinée qui donne ou redonne le sens d’une vie collective nationale » (§5). Cette question de la culture enracinée est approfondie dans le deuxième texte, qui se veut une réflexion fondamentale sur « le politique en lui-même », qui irait « au-delà des échéances politiques à venir où les débats de fond risquent toujours de devenir otages de calculs électoraux » (introduction).
Accueil et intégration
Ainsi sur la question de l’identité nationale, de ce que sont la patrie, la nation, la culture, le texte ne donne pas de définition mais rappelle que « le christianisme peut partager son expérience doublement millénaire et sans cesse renouvelée d’accueil et d’intégration de populations et de cultures différentes dans la naissance d’une identité qui ne nie pas les autres appartenances » (§5) et que « la révélation chrétienne (…) depuis les origines fait alliance avec la raison et reconnaît des « semences du Verbe » dans la culture, définie par Jean-Paul II comme ce par quoi « l’homme devient plus homme » (UNESCO, 2 juin 1980). » On lira ce discours de Jean Paul II avec profit si l’on veut bien comprendre ce qu’il veut dire, que l’on pourra compléter par les très belles pages de Mémoire et identité qui livrent une analyse fine et pénétrante du rôle de la culture, notamment vis à vis de la patrie et la nation. On se reportera également à son enseignement anthropologique, centré sur la dignité inaliénable de la personne humaine créée à l’image de Dieu, ce mot de dignité étant, comme le constate le document de la CEF, « souvent utilisé » et sujet à beaucoup d’appréciations différentes, du fait qu’aujourd’hui « il n’y a plus, ou de moins en moins, de vision anthropologique commune dans notre société » (§8). Ils proposent en revanche un long développement sur la nécessité du compromis, souvent « suspecté de compromission », en insistant sur les notions de juste compromis, qui doit être l’art de rechercher le meilleur possible dans des circonstances marquées par le péché, la compromission, et de « moindre mal ».
Bien évidemment, la responsabilité sociale et politique des catholiques s’étend bien au-delà des seules échéances électorales. Il est donc « tout à fait indispensable que les fidèles laïcs, surtout ceux qui sont engagés de diverses façons sur le terrain social ou politique, aient une connaissance plus précise de la doctrine sociale de l’Eglise » (Jean-Paul II, exh. Ap. Christifideles laici, §60)…
Florence Simon (« Notre Eglise » n° 76, décembre 2016)